Wednesday, September 06, 2006

Lewiiis


Le mercredi 2 juin 2004, à « minuit et des brouettes », il est arrivé à ce constat : cela faisait quatre-vingts jours qu’il n’avait pas dessiné la moindre planche d’album. Arrêt sur images. Besoin de savoir s’il avait encore envie, et de quoi ? « En quatorze ans, je ne m’étais jamais arrêté... » constate alors Lewis Trondheim. Ainsi commence Désœuvré, un essai dessiné, bref mais dense, où, sous prétexte d’enquêter sur la fin de carrière de quelques grands anciens qui n’ont pas tous très bien vieilli, cet auteur de 40 ans tout juste, reconnu, célébré comme un des plus originaux de sa génération, dévoile crûment une angoisse persistante : il craint plus que tout de se répéter. « C’est ma paranoïa de base », avoue-t-il aujourd’hui.

Créateur aussi fécond qu’imprévisible, il n’est jamais là où on l’attend, traçant une route escarpée entre séries populaires de qualité et apartés expérimentaux plus confidentiels. Trondheim est un brillant inventeur d’histoires – il travaille depuis une année sur un récit-fleuve consacré à « la fin crépusculaire » des pirates dans l’océan Indien au XVIIIe siècle. Et personne ne sait comme lui goupiller de drôles d’aventures sans paroles (celles, furieusement burlesques, de La Mouche, dès ses débuts, sont restées un modèle du genre). Il n’a qu’un secret, paradoxal au possible. « Je ne me suis jamais senti dessinateur, affirme-t-il dans Désœuvré. J’avais envie de raconter des histoires. J’ai fait ce que j’ai pu avec mon dessin. »
Quand il sort de l’école de graphisme publicitaire où il s’est inscrit « pour rassurer [s]es parents », il est sûr d’une chose : il a encore tout à apprendre. Il décide de s’exercer de manière intensive. Cela prend du temps — un an —, et cinq cents pages plus tard, il trouve un titre énigmatique et rigolo, Lapinot et les carottes de Patagonie. Dessin minimal, fantaisie maximale. L’intrigue sans queue ni tête n’est qu’un tremplin pour son imagination en roue libre. Trondheim livrera plus tard un mode d’emploi parfaitement inutilisable : « L’histoire s’est déroulée sous mes yeux, les personnages agissant à leur guise, tirant la couverture les uns sur les autres. Mon seul rôle ne consistait plus qu’à organiser ce chaos. Mais en fait, comme on peut le voir, je n’ai pas fait grand-chose. » On est au début des années 90. La dimension hors norme du projet annonce un auteur inclassable. A la même époque, une bande de « pistoleros » sans foi ni loi entreprend de mettre les stéréotypes en coupe réglée ; de fait, il va se retrouver aux avant-postes. Avec Jean-Christophe Menu et quelques autres, Trondheim cofonde L’Association, camp de base éditorial pour auteurs en devenir et en rupture de ban. La fameuse « nouvelle bande dessinée » émerge. Passons puisque cette étiquette-là est devenue cliché et que rien n’agace plus Trondheim que les clichés. « C’était une époque très fertile », coupe-t-il.

Quand Lapinot repointe ses grandes oreilles et ses panards démesurés, dans Slaloms, c’est aux normes d’un album classique, chez un gros éditeur (Dargaud). Mais sous un trait simple, rapide, très vivant, et dans des décors stylisés, Trondheim scénarise le quotidien de son héros et de sa bande d’amis avec une acuité ludique inédite. « Je privilégie ce qui se passe entre les personnages. Les situations sont souvent des prétextes à les faire parler. » Trondheim est un dialoguiste très affûté. Et puis, il impose un choix qui n’est pas courant dans la BD française : l’anthropomorphisme animalier. Il met en avant son admiration pour Carl Barks (le dessinateur de Picsou) ou Floyd Gottfredson (celui de Mickey). Il esquisse une analyse : « Faire vivre à des personnages irréalistes des situations très réalistes, cela renforce le sens. » Et puis, réflexion faite, quelques jours plus tard (par mail) : « Je dessine des animaux parce que je suis paresseux et que c’est beaucoup plus facile et rapide à faire. Par exemple, ne dessiner que quatre doigts me fait une économie d’une seconde par main. Au bout de quinze ans d’activité, ça m’a laissé le temps de faire un album de plus. D’ailleurs, peut-être que je vais me mettre à ne dessiner que trois doigts... »

On n’attendait pas qu’il s’embarque dans la galère de l’heroic fantasy, créneau archi populaire de la bande dessinée, mais emberlificoté dans la surcharge graphique et l’intrigue boursouflée. Trondheim parle d’une « bravade », d’un défi « un peu fêlé, un peu mégalo », inspiré par son copain de toujours, l’insatiable Joann Sfar, qui carbure au rythme de dix idées par jour... Créer tout un monde, sans se priver des ressources de la parodie : la série « Donjon » sera « un croisement entre Conan le Barbare et le Muppet Show ». C’est à peu près ça, en effet... Le duo va fédérer autour de ce projet aux développements exponentiels ses copains dessinateurs, tout en gardant la haute main sur le scénario. Après vingt-six albums, et dans une chronologie des plus labyrinthiques (la saga compte au moins quatre séries distinctes, et les épisodes sont numérotés de – 99 à 104), ce spectaculaire détournement de genre a fait des adeptes accros : 20 000 à 30 000 fidèles se ruent sur chaque nouvel épisode...

Trondheim n’a, pour autant, jamais cessé de semer les titres à la volée, en séries démultipliées, auteur complet ou scénariste pour dessinateurs complices, pour les adultes, pour les petits. Et pour lui. L’autobiographie plus ou moins mise en scène est le fil rouge jamais rompu depuis Approximativement (1995), une passionnante chronique entre vie privée et travail en atelier. Il s’est raconté au début des années 2000 dans des Carnets de bord bourrés d’anecdotes et d’autodérison. il a inauguré un blog il y a quelques mois, où il se penche sur « les petits riens » de son existence de dessinateur comblé mais pas apaisé, replié dans sa maison de Montpellier mais ne ratant jamais un festival au bout du monde (1). Il résume maintenant : « Je travaille pour moi, pour m’amuser. » Mais s’il va jusqu’à évoquer « un métier un peu merveilleux », il est prudent de mettre aussitôt le bémol de cet autre aveu : « J’ai le bonheur inquiet. » Le spectre de la routine, toujours. Alors il bouge. Joue à brouiller les pistes. Désarçonne. En 2004, il faisait mourir soudainement Lapinot, son héros le plus emblématique, dans le neuvième épisode de la série. Courant 2005, il a cristallisé autour de son nom « l’affaire » de l’année. Dans un blog surgi de nulle part, un dessinateur inconnu qui signe Frantico conte au jour le jour et sur un mode hilarant ses petites misères, en particulier sexuelles... On soupçonne rapidement que Lewis Trondheim se cache derrière ce prête-nom. Il nie puis laisse planer le doute puis se rétracte, puis ne dément, puis avoue (dans Télérama no 2926). Anecdotique ? Pas tant que ça...

Rien ni personne ne l’empêchera de continuer à pratiquer la dérision comme un art martial : à froid, avec une grande maîtrise, et en ciblant ses coups. A peine avait-il été choisi comme président de la prochaine édition du festival d’Angoulême qu’il traînait dans la boue son principal sponsor (Michel-Edouard Leclerc) et demandait à supprimer la moitié des prix. Lui qui a choisi de se dessiner en rapace souvent teigneux et acerbe confirme : « A la base, je suis un emmerdeur. » Le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, n’était pas passé loin de l’essentiel quand il lui déclarait avant de le faire chevalier des Arts et Lettres (en mai 2005) : « Vous êtes un irréductible, plein d’insolence tonique et de fraîcheur acide... » C’était un compliment. Trondheim, aujourd’hui, n’en pense pas moins : « Je n’aime pas beaucoup qu’on dise du bien de moi. » Trop tard...
Jean-Claude Loiseau

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